Spatialisation du soulèvement de la rue arabe
L'économie spatiale est une branche d'économie qui analyse les conséquences économiques du territoire. Elle concerne la production, la distribution et la consommation dans l'espace. Toutefois, certains outils théoriques de cette nouvelle branche d'économie peuvent être partiellement transposables pour expliquer la diffusion spatiale du soulèvement de la rue arabe. L'analyse spatiale complète, en quelque sorte, les éclaircissements apportés par les politologues et les sociologues sur cet évènement ayant marqué incontestablement la scène internationale de 2011. L'effet de pingouins est parmi ces principales théories.
De prime abord, signalons que cette théorie demeure fortement utilisée dans le cadre d'économie spatiale en vue d'expliquer le choix de localisation et le comportement des agents économiques dans l'espace. Elle a été élaborée tout d'abord par Joseph Farell et Garth Saloner en 1986, et développée ensuite, en 2003, par Christophe Chamley. En effet, selon cette théorie, l'agent économique choisit son site d'implantation en tenant compte non seulement des informations privées, mais aussi des informations apportées par d'autres acteurs qui sont déjà installés. À cet égard, les autres agents qui ne se sont pas encore implantés et qui se font face à une incertitude sur les résultats attendus de leurs actions, reçoivent ces informations comme un signal de bonne qualité du site. Ils se localisent en cascade suivant les bénéfices qu'ils peuvent retirer de l'observation des autres agents. En d'autres termes, les représentations sociales des collectifs d'acteurs influent sur leurs comportements et décisions. Ce comportement des agents ressemble dans son essence au comportement des pingouins attentistes qui préfèrent, avant de se jeter dans l'eau pour chercher la nourriture, attendre que d'autres la testent pour vérifier l'éventuelle présence de prédateurs. En économie spatiale, l'effet de pingouins a un impact frilosité conduisant à une agglomération par souci de coordination et de proximité géographique.
La diffusion spatiale de l’étonnante révolte du Monde arabe a pris cette forme de l'effet de pingouins. Tout a commencé lorsque les jeunes tunisiens, à la suite d'un mouvement de contestation surprise, sont parvenus à se débarrasser de Ben Ali et de son régime policier répressif et corrompu qui quadrille toute la société. L'écartement, en quelques semaines, du "prédateur" de la Tunisie a montré le succès du "modèle" tunisien. Il a eu un large retentissement dans les pays voisins, spécialement depuis son succès en Egypte contre un autre "prédateur" : Hosni Moubarak. Il a généré, en quelque sorte, un phénomène de contagion, un effet de pingouins, auprès de la jeunesse du Monde arabe, voire d'autres continents. Les revendications socio-économiques se jumellent d'ores et déjà avec des revendications politiques. Donc, ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, ce qui se passe aujourd'hui en Libye, au Yémen, ce qui se joue désormais en Algérie, au Maroc, en Mauritanie, en Irak, au Bahreïn, au Oman, et à court terme en Jordanie, en Arabie Saoudite, au Koweït et au Qatar ; montre bel et bien que la diffusion spatiale du soulèvement de la rue arabe a pris cet effet de pingouins en transgressant les frontières. Tous les dictateurs arabes sont en train de tomber comme des feuilles d'automne. Le phénomène a touché d'autres pays comme l'Iran, et prochainement Cuba, le Venezuela, le Pakistan, la Chine, etc. Les pays qui rassemblent certains problèmes en commun (marginalisation politique des jeunes, inégalités sociales, pauvreté, concentration de richesses et de pouvoir par une minorité, corruption, disparités régionales, etc.), ne peuvent point être à l’abri dorénavant.
Le Modèle Centre-Périphérie est un autre instrument d'analyse, étant donné que du point de vue spatial, la diffusion spatiale des manifestations a débuté dans les périphéries pour arriver ensuite dans les espaces-cœurs. La Tunisie et la Libye sont là pour le prouver. Cette diffusion spatiale sous l'effet de pingouins, s'appuie davantage sur un autre concept, celui d'externalités informationnelles et de réseaux. Ces dernières désignent les gains que les agents peuvent retirer de l'observation des autres agents. Les jeunes manifestants ayant occupé les espaces publics pour dénoncer tout un système corrompu et demander des réformes politiques, économiques et sociales, sont en majorité de la génération Y. Ils sont nés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990. D'ailleurs, cette nouvelle génération arabe est sensible aux externalités de réseau (Twitter, Youtube, Facebook, Blogs…). Les réseaux sociaux virtuels et informels, les TIC ont joué un rôle crucial. Ils ont pris le dessus dans le tumulte. En effet, ils ont permis aux jeunes de disposer d'un moyen efficace pour diffuser leurs opinions et pour polariser leurs revendications. Il s'agit à ce propos, d'une arme redoutable pour contrebalancer les médias de masse étatiques. En fait, nous vivons dans un monde à ciel ouvert. Donc, la génération Y arabe à revendiqué ses droits avec les outils du XXIème siècle : Internet, électronique portable (téléphone mobile, photos numériques, vidéos, PC), etc. Cependant, dans cette grille d'analyse que nous avons proposée, dans cette vaste géographie changeante, une chose est certaine : le soulèvement des peuples du Monde arabe n'est pas encore fini.
Brahim MARRAKCHI