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"Tan querida Tánger" le Blog de Brahim MARRAKCHI
19 avril 2007

Tanger, ténébreuse et nostalgique

Tanger souffre. La ville étouffe sous sa propre légende, sous cette nostalgie qui l'enveloppe, ce mythe cosmopolite fait d'intrigues et de trafics qui lui colle à la peau. Les poètes venus du monde entier l'ont tant chantée. Alors elle fuit pendant que les touristes toujours plus nombreux lui font les yeux doux. Elle est seule face au détroit de Gibraltar, ce petit bras de mer entre Maroc et Espagne où se noient les immigrés d'Afrique et leurs espoirs de rejoindre l'eldorado européen.

Vue_prise_du_Boulvard_PasteurOn dit que Tanger pleure celui qui ne la connaît pas, et qu'on pleure quand on l'a vue. Le on-dit a du vrai. On peut la toucher, caresser ses murs épais, effleurer ses portes en bois déglinguées. Gratter aussi sa terre noire, se rouler dans son sable toujours humide. S'enivrer encore de ses odeurs de tabac gris, de jasmin et de kif. Ici, on peut tout essayer, marcher avec un livre à la main, on peut même déplier un vieux plan de la ville pour se donner de l'allure, mais Tanger s'échappe.

Envisager Tanger, c'est accepter de se perdre. Monter d'abord dans un taxi et faire un tour dans les quartiers périphériques pour mieux revenir. Il faut voir ces cités champignons livrées à elles-mêmes et alignées les unes derrières les autres le long des collines avoisinantes. Beni Makada, Bir Chifa, Saddam Hussein : les faubourgs de béton et de parpaings où s'entassent les deux tiers des 800 000 habitants de la ville rappellent que Tanger est lasse, submergée de rancoeur sous le poids de la pauvreté et l'activisme des musulmans intégristes.

LA FOULE EST DENSE

C'est là qu'on croise la grande mosquée Arbein, soupçonnée d'avoir accueilli, un temps, certains terroristes auteurs des attentats de Casablanca et de Madrid. Là aussi, à Casa Barata, où l'on découvre un des derniers cimetières juifs encore en activité au Maghreb, un lieu surprenant, apaisé, envahi d'herbes folles et cintré de hauts murs blancs.Le_Petit_Socco_1906

Revenir au centre. Descendre au Grand Socco, cette place centrale, ligne de démarcation entre médina et ville nouvelle. Ici, Tanger est un carrefour d'où s'échappe une immense rumeur. La foule y est dense. Les voitures collées les unes aux autres. On accélère. Sur un bout de trottoir, des bouis-bouis proposent à boire et à manger, une nourriture infecte à prix dérisoire. Les bonnes tables se trouvent un peu plus loin, dans un patio à l'abri du tumulte. Passer devant le cinéma Rif, future cinémathèque de la ville, en chantier. Suivre les escaliers. Darna est la maison communautaire des femmes, une de s nombreuses associations tangeroises d'aide aux plus démunis. On y vient pour suivre une formation, acheter de l'artisanat et goûter à la cuisine.

Sortir. Dans le parc de la Mendoubia, à côté, des hommes et des femmes se protègent du soleil sous des hauts arbres centenaires. Derrière, à l'abri des regards, un cimetière abandonné, royaume des chats et des orties. C'est là, à l'époque où Tanger bénéficiait de son statut de zone internationale et des privilèges y afférents, que les Européens enterraient les leurs. Aujourd'hui, les sépultures sont brisées, détruites par des années d'indifférence et d'oubli. Pendant des mois, les harraga ("brûleurs" en arabe), ces candidats à l'émigration clandestine qui brûlent leurs papiers pour partir sans laisser de traces, s'étaient installés dans ce campement funèbre. En 2005, la police les en a chassés. Ils ont fui hors de la ville.

Le café Moumtaza se trouve de l'autre côté du Grand Socco. On a des chances d'y rencontrer Lotfi Akalay sirotant sa bouteille d'eau. D'une famille tangéroise de père en fils, cet écrivain et journaliste à la parole libre est une figure de la ville, toujours prêt à partager une histoire sur Tanger "où il fait bon survivre". D'abord le prestigieux hôtel El Minzah, peut-être un des plus beaux du pays. Jean Genet adorait séjourner dans cette ancienne villa, parce qu'il aimait voir "ces élégants servir un sale chien comme (lui)". Le Café de France ensuite, situé place de France, en face du consulat. Un lieu capital, point de rencontre essentiel d'hier et d'aujourd'hui. La terrasse est bondée. D'après Lotfi, il n'est pas rare qu'un clochard s'approche d'une table et avale le verre d'un client avant de repartir. "Personne ne dit rien, glisse-t-il, parce qu'il n'y a rien à dire !"

Puis vient le quartier des bars, ces lieux de vie nocturne qui ont fait la réputation de Tanger et dont les enseignes paraissent bien discrètes le jour. Rue d'Amérique, le Dean's ouvert en 1937 et qui vit passer dans ses deux salles minuscules la Beat Generation, cette génération bohème de l'après-guerre des William Burroughs et Allen Ginsberg.

AU GRÉ DES ERRANCES

Plus loin, de part et d'autre du boulevard Pasteur, le Pique-Nique, fréquenté par Mick Jagger dans les chaudes années 1960-1970, le bistrot espagnol Rubis Grill et son serveur hors d'âge, gominé et chemise blanche. Negresco, Regina, Scott's... Tanger virevolte au gré des errances. D'un bar à l'autre, on croise journalistes, Européens nostalgiques, nouveaux et anciens riches des quartiers huppés de la Montagne ou de Marshan, paumés de la nuit.

Descendre vers la baie, enfin. Ruelles sombres, espaces vagues et pensions étincelantes de lumières pour camionneurs et marins de passage. Le port, à cette heure, somnole, saoulé par tant d'histoires de contrebande, de récits de trafiquants de drogue, de clandestins aussi qui cherchent à s'agripper aux essieux des camions.PICT3788

Avenue des FAR, les grands hôtels se tournent vers la mer. Tout est calme. Au Café Associados, dernier établissement de la plage, celui des habitués, Tanger refait le monde. Lotfi veut croire que sa ville est en train de changer, qu'elle sort lentement de sa léthargie. Il en veut pour preuve les séjours répétés du roi, le gigantesque chantier du nouveau port et les travaux de réhabilitation de plusieurs maisons dans la médina. Il sourit. Dehors, un groupe de jeunes est assis sur un banc, dos à la ville. Tous regardent les lumières de l'Espagne sans dire un mot. Nuit de silence à Tanger.

Nicolas Bourcier, in Le monde.fr du 02.09.2006

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